Muet de bonheur
Journal d’un prof. Lundi 4 mai. Il est 14h30. Pour enseigner le français en sixième, j’anime la classe des confinés au gré des outils numériques. La vie est devenue rectangulaire : je reçois à flux régulier l’arrivée des DM. Les élèves ont lu La Belle et la Bête. Ils ont mission de m’expédier « Un souvenir de lecture » maîtrisé par cinq questions. L’une d’elles motive une invention. Consigne 4 : « Ecrivez une courte lettre dans laquelle la Belle, après avoir dialogué avec la Bête, écrit à son père pour le rassurer : la Bête n’est pas si cruelle, n’a pas l’intention de la tuer et la traite même comme une reine ». La sonnette carillonne… Surprise ! Elle fonctionne encore. Le dernier hommage qu’on lui a rendu me semble si lointain que je le date au paléolithique. Qui ose me ramener dans mon siècle avec une telle vigueur ? J’abandonne l’ordinateur pour me traîner en graisse et en os (le confinement laisse des traces sur les expressions françaises) jusqu’à mon portillon. Un homme masqué inscrit sa silhouette dans la perspective de mon quartier. Zorro ? Bottes noires, ceinturon ravageur, veste en cuir bleu, chapeau de mousquetaire… En ces temps de confinement, ni cette présence ni ce masque ne sont très réglementaires. Comment pourrait-on s’irriter d’un tel affront aux consignes sanitaires ? C’est Arthus, élève de Sixième 5. Nous sommes voisins. Alors, il a eu cette idée : s’habiller à la mode du dernier livre qu’il a lu et satisfaire la consigne 4 jusqu’à soigner la mise en scène ! Il me tend la lettre – fermée par un cachet de cire – expédiée par la Belle. J’en suis le destinataire… Me voici par la magie d’Arthus tout à la fois Père de la Belle et enseignant bouleversé par l’instant ! Muet de bonheur. Un peu Bête…
Christophe RENAULT, Professeur de Lettres