06 Mai

Tempus fugit

« Mais que faites-vous donc de vos journées ? » Cette question, je me souviens qu’elle m’avait été posée, voici quelques années… Elle m’avait fait sourire et, à dire vrai, un peu déstabilisé… car je commençais ma mission de Directeur. Elle m’a été posée de nouveau, mais plus ingénument, il y a quelques semaines, lors d’un entretien avec une jeune étudiante en Sciences de l’Éducation. Mais comment expliquer, en quelques mots, l’emploi du temps d’un Chef d’Établissement ? Comment rendre compte, de manière assez synthétique, de ce qui fait l’extraordinaire richesse d’un quotidien assez imprévisible ? Je me suis dit que la meilleure entrée était celle de l’agenda, la plus objective. Illustration… Clins d’œil et confidences.

 

6h00. Le réveil sonne. Déjà ! Un court temps de prière pour offrir cette journée : toutes les contrariétés qui ne manqueront pas de se présenter, et toutes les joies qui émailleront les heures à venir. Être attentif aux personnes. Au fait, c’est l’anniversaire de qui, aujourd’hui ?

 

6h45. Une arrivée aux aurores permet de prendre connaissance des mails de la nuit et des surprises « urgentes à traiter » qu’ils contiennent. Ouverture de l’agenda (je fais un peu « dernier des Mohicans », avec mon agenda papier…) et balayage de la journée à venir. Je crée les 2 liens Skype et un lien Teams pour les rendez-vous en visio de cet après-midi.

 

7h00. Les internes se lèvent : je les entends marcher dans la chambre au-dessus de mon bureau. C’est bien : ils sont ponctuels ce matin !

 

7h30. Rendez-vous avec le Président de l’Association des Parents d’élèves : nous faisons un point, un tour d’horizon. Je le remercie de sa disponibilité et mesure la vraie chance d’avoir un Président bénévole qui accepte de faire ce rendez-vous si matinal avant sa propre journée de travail.

 

7h35. Le standard ouvre, Séverine m’annonce la première tuile : un professeur a un enfant fiévreux, il ne peut venir assurer ses heures d’enseignement ; il faut prendre la classe en charge et trouver des aménagements avant le début des cours.

 

7h45. Présence au portail pour accueillir élèves et professeurs. Une vraie tradition ici ; un clin d’œil de fidélité à l’abbé Morin ; un petit grand bonheur d’appeler chacun par son prénom.

 

8h15. C’est parti pour une heure « de pastorale » en classe de Seconde. Une vraie bouffée d’oxygène, qui donne du sens à ce métier. Bon… la question, à 8h42 : « Monsieur, si Dieu existe, S’est-Il créé Lui-même ? » a de quoi légèrement réveiller les éventuels petits neurones encore somnolents.

 

9h15. Retour dans le bureau. L’ordinateur sonne : un mail vient d’arriver. Une famille pas contente : ce n’est pas très grave, mais il est normal d’apporter une réponse, et il faut le faire avec réactivité avant que ce petit souci ne devienne un gros problème. Et penser à informer tous ceux qui sont concernés : Fabienne, Olivier, Véronique.

 

9h30. Le Chef me téléphone : souci de livraison pour assurer le menu spécial prévu pour demain ; sans difficulté, nous le reportons à la semaine prochaine.

 

10h10. On toque à ma porte : un élève qui veut me parler en urgence, alors que j’avais prévu d’aller en salle des professeurs… La salle des professeurs, lieu où mille petits détails peuvent être réglés simplement et dans la souplesse d’un échange informel. Tant pis, la priorité va à l’élève ; j’espère que les collègues me pardonneront.

 

10h20. L’accueil me prévient : le SAMU a été appelé pour une entorse arrivée pendant la récréation, qui semble assez méchante. La maman, qui travaille à côté, a été prévenue, arrive incessamment et pourra accompagner sa fille au CHU. Tant mieux : cela permettra aussi de ne pas mettre en tension le personnel de la vie scolaire.

 

10h25. Le mail de mécontentement de ce matin est une fausse alerte ; la chose a été anticipée et, en fait, traitée hier, mais la famille n’est visiblement pas encore au courant ; ce sera réglé dans l’heure. Parfait. Affaire classée.

 

10h30. Conseil de Maison. C’est Sœur Chantal qui préside aujourd’hui ; je peux me laisser faire… Avec dextérité, Laurence saisit au vol toutes les interventions pour fabriquer notre hebdomadaire interne « JP2News » : photographie de la complexité de notre paquebot et coordination de toutes les activités qui maillent notre quotidien. Le tour de table s’arrête soudainement : Sophie nous parle de tel élève qui pose souci actuellement ; comment allons-nous l’aider à s’en sortir ? Nous échangeons sur ce qui semble le plus approprié. Tout le monde est très content de la rénovation du couloir et de l’escalier : bravo, Ludovic ! Charles nous annonce que le Premier ministre devrait présenter de nouvelles mesures dans la soirée : comment allons-nous nous adapter (pour la centième fois) ? Une réunion de l’équipe de Direction sera-t-elle nécessaire dimanche soir ? Sur ce dernier point, nous aviserons demain matin…

 

11h25. Sortie du Conseil de Maison, beaucoup plus rapide que d’habitude (normal, c’est Sœur Chantal qui l’animait…). Tiens, mon épouse a essayé de me joindre. Il faut que je trouve un moment pour l’appeler.

 

11h26. « Je peux vous parler quelques instants ? » Avec Marie, nous faisons le point sur une question financière et des enjeux structurels qui sont liés… une petite demi-heure. En fait, cela sera à replacer dans une perspective beaucoup large, qui engage l’Institution pour plusieurs années.

 

12h00. Je synthétise les données du jour concernant la Covid-19 et fais remonter le tableau, pour diffusion à l’ensemble des services. Travail de bénédictin, quotidien et ingrat, mais essentiel pour mériter d’être absolument irréprochables dans la gestion de cette crise.

 

12h20. Je rejoins la Messe qui a déjà commencé à la Chapelle de l’Institution. Quelle chance d’avoir l’abbé Robert de Prémare : ses encouragements sont si précieux et sa fidélité, paisible et sobre, force l’admiration. Nous n’avons pas oublié, pour le Memento des défunts, celles et ceux pour lesquels je m’étais engagé ; merci Tiphaine et Agnès.

 

13h10. À la sortie de la chapelle, un professeur m’annonce la date d’une future et nécessaire intervention chirurgicale ; il va falloir trouver un suppléant – ça ne court pas les rues en ce moment… Choisis la confiance ! me glisse une petite voix…

 

14h, 15h et 16h. Aujourd’hui, c’est « tour du monde », selon l’heureuse expression d’Agnès, « ma » secrétaire chargée des inscriptions. En effet, à 14h, je suis en rendez-vous d’inscription avec Hong Kong (il est 21h là-bas), à 15h avec Québec (9h là-bas) et à 16h avec Pointe-Noire (même fuseau horaire). À 16h45, je souffre d’un certain jetlag ! Quand même pas évident, ces inscriptions en visio.

 

15h40. Entre deux écrans, Mariana vient me voir : comment pouvons-nous envisager les photos des classes, cette année ? Tenir compte de tous les paramètres relève d’un Sudoku « infernal »… Je suis certain que Riccardo relèvera le défi.

 

16h35. C’est le moment d’envoyer les trois ordres du jour pour les réunions de lundi prochain : Conseil pastoral, Conseil de Direction, Conseil Finances, RH et Travaux. J’espère n’avoir rien oublié dans ce qu’il sera indispensable d’aborder.

 

16h50. Surprise providentielle dans les courriels : un article et deux photos. En quelques clics, la prose illustrée est planifiée pour paraître cette nuit, à 00h01 ! Merci, Charlotte !

 

17h15. Aujourd’hui, c’est CSE (Conseil Social et Économique). Un ordre du jour pas trop chargé, mais on sent la fatigue des membres du personnel et le poids des jours, que les conditions sanitaires actuelles ne font qu’accentuer. Un dialogue intéressant ; j’espère que les idées évoquées déboucheront rapidement.

 

18h25. Tiens, au fait, c’est l’anniversaire d’une femme de ménage aujourd’hui. Un petit SMS pour lui témoigner notre affection, surtout en ce moment.

 

18h30. Une maman d’élève, sophrologue de profession, propose des séances gratuites pour nos étudiants. De la pure gentillesse. Un mail facile. Je transfère à Geneviève.

 

18h31. 85e mail de la journée : dans lequel il est question de mettre en place une nouvelle certification informatique… 86e mail « très signalé » : une nouvelle « enquête » pour laquelle il faut faire remonter une série de chiffres au Rectorat… pour demain, of course… 87e mail : j’imprime la note n° 19 du Secrétariat Général : heureusement, ce qui a changé est en rouge, ce qui m’évitera de (re)lire les 7 pages…

 

18h45. Un collègue vient de perdre son papa ; quelques lignes pour tenter de lui apporter un peu de consolation et d’Espérance. Une pensée pour mon père : presque vingt ans, déjà.

 

19h. Je souris tout seul, une pensée me traverse l’esprit : l’avantage du couvre-feu, c’est qu’en ce moment, pas de réunion après 19h…

 

19h15. Ce soir, avec le Président de l’Organisme de Gestion (là aussi, je mesure la chance d’avoir à mes côtés un Président toujours disponible), dîner avec les personnels d’éducation de l’Internat. C’est sympa ; Jason et son équipe sont touchés par notre présence.

 

19h50. Par habitude, je ne quitte pas mon bureau, chaque soir, sans avoir traité, même succinctement, tous les mails de la journée, sinon gare à l’empilement et à la procrastination… Il me faut faire vite, pour essayer de ne pas trop dépasser 20h. Pour un message, je fais une exception : la réponse attendra demain matin ; j’ai besoin de la nuit pour y répondre « à froid », pour peser sereinement tenants et aboutissants.

 

20h10. Je rentre chez moi, à pied. Sur le chemin, souvent la même réflexion : une fois encore, la journée ne s’est pas passée comme prévue, et encore moins comme je l’avais imaginée. Et c’est très probablement, je le crois profondément, un des attraits de cette mission…

 

22h30. Je m’endors, en priant le psaume 22 : « Le Seigneur est mon berger : je ne manque de rien »… En réalité, Lui seul finira le travail commencé. Mon téléphone restera près de moi cette nuit : l’internat impose une certaine astreinte, en cas d’urgence…

 

« Mais que faites-vous donc de vos journées ? » Vous le savez, maintenant.

 

Jean-Dominique EUDE, Directeur