21 Jan

Hommage à Guy Fizel

Du haut de nos 17 ans, nous l’appelions « maître », ce qui n’était pas le moindre des compliments et, surtout, traduisait une admiration sans borne pour celui qui nous initiait à aimer, en grec φιλεν, philein… à aimer la sagesse, en grec σοφία, sophia… la φιλοσοφία, la philosophie. Guy Fizel s’est éteint le 22 novembre dernier ; nous venons de l’apprendre et une grande tristesse nous saisit.

Je dis « nous », car nombreux sont les anciens élèves de Join-Lambert (et de Jean-Paul II) a avoir aimé « Monsieur Fizel », ses cours, sa gentillesse, son ouverture d’esprit. Il avait quelque chose de Gustave Flaubert, le crâne dégarni, les cheveux épars et des yeux légèrement inquiets ; de Baudelaire aussi, albatros aux ailes de géant, et légèrement courbé, nous confiant, un matin d’un cours : « Une confidence… J’ai relu, cette nuit, Madame Bovary, un Pomerol à mes côtés : extase absolue ! ». Avant d’aborder la subtile notion de l’homme qui ne devient libre que lorsqu’il parvient à n’éprouver aucun désir pour tout ce qui ne dépend pas de lui, il entra un matin de décembre, en salle 192 et lançant : « Épictète que demain, i’f’ra beau ! » reçu par un éclat de rire général ; ou parlant de la « grande sartreuse » (même éclat de rire) ; ou commençant l’année en écrivant soigneusement au tableau cette phrase : « Qu’est-ce que la philosophie ? ». Je me souviens de tous ces mots, faits et gestes comme si c’était hier…

*

Né en septembre 1946 à Hocquigny (Manche), à l’ouest de La Haye-Pesnel, d’un père clerc de notaire et maire de son village, Guy Fizel avait effectué sa Sixième à l’Institut Notre-Dame d’Avranches. Déménagement à Rouen pour sa maman, veuve, qui l’inscrivait, pour la rentrée de septembre 1959 à l’Institution, en classe de Cinquième, sous le numéro 319. Après avoir obtenu son Baccalauréat Philo en 1966, il décrocha une Maîtrise de Philosophie (et une Licence de Psychologie) à l’Université de Nanterre en 1971 ; mais entretemps, il était revenu, dès la rentrée précédente, à Join-Lambert, comme surveillant (à Pionville), puis comme professeur de français.

Je cite un extrait d’une lettre dans laquelle Guy Fizel raconte cette arrivée. « Dans le cadre de mes obligations militaires, j’étais au Prytanée de La Flèche, sur les traces de Descartes, pour y enseigner la philosophie aux quatre Terminales. Le Général Sartre (ça ne s’invente pas !) me convoque en avril pour me demander de rester à titre de professeur civil, très satisfait de l’écho des familles. Il me fit rencontrer le ministre des armées de l’époque, M. Michel Debré, avant d’appuyer sa demande de substantiels avantages : salaire de l’éducation nationale, « indemnités » du ministère des Armées, logement de fonction… Le temps de la réflexion, je reçus en mai une lettre du Père Morin me disant qu’il comptait sur moi pour prendre la Terminale A à la rentrée, à la suite de M. Gois, fatigué, qui souhaitait s’effacer au bénéfice de « son premier ancien élève ». J’ai dit oui au Père Morin, j’ai dit oui à Join-Lambert. Depuis, tout ce que j’ai accompli à Join-Lambert, je l’ai fait à la demande des uns et des autres. »

Que ce soit l’ « allégorie de la caverne » et La République, le Discours de la Méthode, la Généalogie de la Morale, Platon, Descartes, Nietzsche… mais aussi Pascal, Malebranche, Leibniz, Aristote, Sartre et Aron, un peu de Marx aussi… Et puis ses amours littéraires : Flaubert, Hugo, François Nourissier, Michel Tournier, Giono… Il parlait de tous avec passion et mille anecdotes… et concluait de l’apophtegme hégélien : « La chouette de Minerve ne prend son envol que le soir »… Sans jamais hausser la voix, en choisissant avec soin ses mots et ses silences, heureux de voir celles et ceux qui comprenaient le sous-entendu ; il s’en pourléchait alors les babines en sursautant un peu des épaules, savourant la surprise d’un petit bonheur partagé.

Dire que tous ses élèves ont été éblouis peut paraître exagéré ; et pourtant, c’est l’exacte vérité. Jamais je n’ai entendu un ancien élève dire le moindre mal de son enseignement et de son professeur. Seul un inspecteur, sans doute peu inspiré, voire confus de sa propre médiocrité et de sa grande petitesse, voulut s’imposer, en établissant par conséquent et très injustement une litanie d’injonctions particulièrement déplacées… Guy Fizel signa et, là où d’autres auraient légitimement hurlé, ne se plaignit pas. À l’inverse, l’inspecteur suivant, percevant immédiatement à qui il avait affaire écrivit : « Professeur expérimenté et cultivé dont l’enseignement substantiel s’écarte de toute l’artificialité du pédagogisme, et qui donne le goût de la réflexion libre ». Tout était dit. Un autre aura la même sagacité : « M. Fizel est un authentique professeur de philosophie, investi de sa mission, qui possède une autorité morale et intellectuelle visibles dans sa maîtrise de la réflexion, ce dont les élèves ne peuvent tirer que le meilleur profit ». Et combien de fois, en rendez-vous d’inscription, ai-je entendu ou entends-je encore un père ou une mère me lançant en phrase d’introduction : « Vous savez, je suis un ancien élève de l’Institution, du temps de M. Fizel… Que j’ai aimé ses cours ! » Son rayonnement était légendaire et un de mes prédécesseurs résumait dans une note : « Très apprécié des parents, des élèves comme de… son directeur ».

Qui savait qu’il avait sorti un disque 45 tours en 1966, au titre bien facétieux : Au pied de ma tombe ? C’était « Guy Fizel et les escogriffes »… Et c’est bien naturellement qu’il créera un groupe de guitaristes à l’Institution… Il aimait la chanson française, la chanson à textes… Dans l’ancienne Salle des Fêtes, et voici le Professeur, guitare en bandoulière, entonnant Le petit Bonheur de Félix Leclerc… Ou, avec Pierre Frémaux et Christian Jibaut, tous trois grimés en clowns… pour le plus grand bonheur de l’auditoire. Mais c’est bien connu : derrière tout clown se cache un grand mélancolique.

Qui se souvient de ces parties de Yams, le samedi après-midi, lorsque l’Institution était vidée de ses élèves ? De l’ambiance de la salle des professeurs « Chez Marcel » (entendez Marcel Vossier, parce que c’était son ancienne chambre) et des mots croisés, avec MM. Alcade, Jamoussi, Jibaut, Frémaux, terminés en moins de temps qu’il ne faut pour le dire ? Des paris sportifs desquels il se régalait comme témoin amusé ? Des après-midis à encourager les footeux qu’entraînait M. Letellier, alias Brique ?

Après deux tentatives, ma demande des Palmes académiques fut acceptée ; il les reçut humblement, après 41 ans de service, le 2 juillet 2011, des mains d’Alain Systermans, et on assista, dans la foulée, à un moment grandiose : son discours de départ à la retraite en réponse à celui de son éminent compère Pierre Frémaux ; que de jeux avec les mots, de renvois à des anecdotes ayant tissé une indéfectible et admirable amitié ; merveilles des sommets où l’air est pur, dépourvu des petitesses, loin des marécages et de leurs adeptes. Que les retrouvailles célestes de ces deux frères ont dû être somptueuses !

À sa demande, il continua d’enseigner la Culture Générale pendant 4 ans, jusqu’en 2015, à JP2Sup. Là encore, il fut blessé de recevoir des critiques de quelques parangons de la chose intellectuelle ; il répondit paisiblement, se justifia avec précision et calme, puis tourna la page, en laissant ses accusateurs contrariés et penauds. Sur la pointe des pieds de l’été 2015, il se retira discrètement en me laissant ces quelques mots : « Il est de la plus grande honnêteté de savoir se retirer par nécessité avant que ce ne soit par naufrage ». L’homme était usé ; il lui fallait rendre les armes « sur injonction des médecins ».

Il était terriblement malade depuis presqu’un an, souffrait d’un Parkinson de plus en plus présent, de tremblements aussi pénibles qu’incontrôlables, mais ne se plaignait jamais, absolument jamais. Son épouse m’a confié : « Je suis sûre qu’il est parti du bon côté » ; elle me disait aussi que Guy lisait tous les jours l’Évangile, et je sais par ailleurs qu’il a aimé ses temps de retraites à Solesmes ; gageons donc que la Sagesse qu’il a si longtemps cherchée l’a accueilli pour tout le bien qu’il a fait. C’est du Musoir – point extrême d’une jetée – qu’il a pris le grand départ.

Guy Fizel a été enterré au cimetière du Maulévrier-Sainte-Gertrude. Son épouse a souhaité une inhumation dans l’intimité familiale ; je lui ai donc demandé son autorisation pour rédiger ces lignes et je la remercie d’avoir accepté que quelques mots puissent exprimer notre reconnaissance et notre gratitude pour tant de dévouement.

À Nicole, son épouse, à Alexandra et Clara, ses deux filles, l’Institution exprime avec la plus grande sincérité ses sentiments chaleureux et reconnaissants.

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En guise d’épilogue, je ne peux penser sans émotion à ce dialogue épistolaire que nous avons eu, l’été 2010. Guy Fizel m’encourageait, comme nouveau Directeur, par une longue lettre. Et ces mots : « Vous avez accepté une mission que beaucoup d’autres auraient déclinée au vu des nombreux obstacles à affronter, prévisibles et imprévisibles. Et vous avez eu la force, que dis-je, la foi de montrer toujours un visage confiant qui faisait taire les plus pessimistes. Et pourtant… J’imagine les soirées, sans doute les nuits d’angoisse avant d’arbitrer, de prendre des décisions parfois déchirantes » et de conclure : « Voilà qui peut rendre fier d’avoir été votre professeur ». Et je lui répondais : « Vous le savez, je garde de vos cours un émerveillement que le temps n’a jamais effacé. Oh, certes, il est des idées sur lesquelles, aujourd’hui, je m’enflammerai autrement, en prenant un contrepied qui ne serait, bien sûr, qu’intellectuel. […] Je constate que votre passion est restée intacte – à preuve ce que me disent vos élèves depuis deux ans. C’est donc à vous que je dis merci. »

Il aurait détesté que j’en dise davantage, mais je sais, comme sans doute beaucoup d’autres, que c’est grâce à M. Fizel que je suis devenu professeur.

Jean-Dominique EUDE, Directeur